1802-2002
Bicentenaire
de la naissance de
Victor Hugo |
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> Victor Hugo, l'homme de lettres |
Prise de vue
Roman, critique, voyages, histoire dialoguent dans l’œuvre de Victor Hugo avec
le lyrisme, l’épopée, le théâtre en un ensemble dont le « poète » a
souvent proposé des articulations historiques, géographiques ou idéologiques plutôt
qu’une périodisation. En règle générale, l’œuvre en prose a pour
fonction de recueillir les éléments les plus secrets de l’œuvre poétique, de
les composer en architectures prospectives; plus neuve et plus audacieuse ainsi, elle peut
servir de préface à toute la création hugolienne. Elle se distribue pourtant en trois
masses: la mort de Léopoldine, en 1843, entre l’Académie (1841) et la Chambre des
pairs (1845), marque une première rupture; vers 1866-1868, c’est le tournant
proprement historique et politique. Chacune de ces masses est caractérisée par la
présence de romans ou quasi-romans (Han d’Islande, Bug-Jargal, Le Dernier Jour
d’un condamné, Notre-Dame de Paris, Claude Gueux, pour la première; Les
Misérables, Les Travailleurs de la mer, pour la deuxième; L’Homme qui rit et
Quatrevingt-Treize, pour la troisième), de textes mêlés d’histoire, de politique
et de voyages (pour l’essentiel, respectivement: Le Rhin ; Choses vues et Paris ;
Actes et Paroles et Histoire d’un crime) et enfin d’essais critiques, qui se
fondent avec l’histoire militante dans la troisième période, en une vue
rétrospective qu’annonçaient déjà Littérature et philosophie mêlées dans la
première période et la somme du William Shakespeare dans la deuxième. La poétique de
l’œuvre en prose s’inscrit donc dans un espace à quatre dimensions: le
romanesque, le voyage, la politique, la réflexion critique sur le génie. À côté de
l’évolution biographique et historique, c’est le William Shakespeare qui forme
le centre de gravité du colosse. Poète usé par l’école de la IIIe République et
la pratique des morceaux choisis, dramaturge qu’on croit mort avec le théâtre
romantique en 1843 (échec des Burgraves), romancier méconnu parce que trop mesuré aux
normes de Stendhal, Balzac ou Flaubert, Hugo apparaît de plus en plus dans sa
singularité géniale, si l’on examine toute son œuvre à partir du
fonctionnement de son intelligence critique, qui est, contre Sainte-Beuve, une réflexion
sur le caractère absolu de la modernité.
La poésie hugolienne prend sa source dans la poésie légère du XVIIIe siècle; elle
revêt, d’abord, des allures post-classiques, puis elle parcourt, illustre, promeut
chacun des aspects et des moments de la poésie romantique; elle en réalise, elle seule,
le rêve le plus grand, celui d’une épopée de l’humanité. Elle résume ainsi
le XIXe siècle, jusque vers 1865, date où Les Chansons des rues et des bois
s’accordent à la poésie fantaisiste, joyeuse et artiste d’un Théodore de
Banville; ensuite, Hugo devient, de son vivant même, anachronique. On aurait alors la
tentation de résumer le XIXe siècle poétique avant Mallarmé et Rimbaud par Hugo et par
Baudelaire, comme Goethe résumait le XVIIIe siècle par Voltaire et Rousseau, en laissant
entendre qu’avec Les Fleurs du mal, en 1857, un monde commence tout comme avec Les
Contemplations, en 1856, un monde finit. Une telle vision serait fausse. Il y a plus de
fulgurations surréalistes dans Ce que dit la bouche d’ombre (ou dans les comptes
rendus des séances de spiritisme) que dans toute l’œuvre de Baudelaire. Hugo ne
résume pas seulement le romantisme, il en dégage, lui aussi, la modernité par
l’audace d’une écriture poétique qui assume la totalité du réel et
l’abolit dans son mouvement même. C’est une voix qui donne à entendre toutes
les voix, puis le silence. Ce poète est le poète de Dieu. Il a voulu non point enfermer
le monde dans son livre – cela lui était facile –, mais abolir le monde par la
parole qui en rend compte, tout de même que Dieu est cette fuite vertigineuse qui, à la
fois, crée le monde et l’anéantit incessamment. Hugo dit le monde et, ce faisant,
le creuse et le dépasse. C’est ainsi qu’il faut l’écouter et
l’entendre, voix multiple, sonore, retentissante ou en sourdine, et voix même du
silence. Poète de toutes les présences et poète du vide. Poésie, excessivement
difficile, de l’affirmation de l’être et de sa négation. On a pris pour
rhétorique redondante ce qui était perpétuelle création et abolition
– parole même de la transcendance. Hugo est le grand poète de la mort.
Si Hugo est un grand poète lyrique, il s’est voulu aussi un grand dramaturge dont la
longue carrière se déroule de ses quatorze à ses soixante-quatorze ans. Le besoin de
cesser d’être celui qui dit Je, de devenir le On de la création dramatique obsède
ce génie puissant.
Or, on sait que la critique n’a jamais accepté le théâtre de Hugo, qu’elle a
toujours été fort réticente devant des œuvres apparemment proches du mélodrame
par la technique et par le contenu.
Dès le début de sa carrière le problème se pose à lui moins de faire triompher le
drame romantique contre la vieille tragédie que de faire coïncider son esthétique
dramatique particulière avec les exigences de la scène et du public dans la première
moitié du XIXe siècle. Or cette coïncidence ne se fait pas ou se fait fort mal. Si le
drame romantique est généralement mal accueilli par la critique et même par le public,
s’il ne réussit pas à s’imposer, le drame de Hugo rencontre des difficultés
particulières. Très éloigné des conceptions littéraires et politiques d’un
Alexandre Dumas ou même d’un Casimir Delavigne, Hugo se refuse à la moindre
concession; son théâtre ne relève, malgré les apparences, ni de la confession sous le
couvert de personnages dramatiques, ni de la thèse politique ou sociale, mais d’une
certaine forme de tragique dépendant des rapports nouveaux entre l’individu et
l’histoire. Théâtre d’intention individualiste et bourgeoise, il traduit en
fait l’impuissance de l’individu à trouver son être propre, à agir sur
l’histoire, à dépasser les conflits des générations en rachetant la malédiction
du passé. Ce qui paraît capital à Hugo, c’est la justification de l’être
maudit, du monstre humain ou social, de l’individu marginal, révolté ou exilé de
l’ordre social: « Car j’ai collé mon âme à toute âme tuée »,
dit le poète.
De là l’usage qu’il fait de l’imaginaire, et plus particulièrement de ce
qu’il appelle le grotesque. Après la renonciation au théâtre joué, fantaisie et
grotesque s’épanouissent sans contrainte, dès 1843, dans cet énorme matériel que
sont les fragments dramatiques et dans les merveilleux textes poétiques du Théâtre en
liberté.
Beaucoup d’inconnu et plus de malentendu encore recouvre l’image de Victor Hugo
dessinateur, qui s’est servi de l’encre pour « fixer des vestiges »
et des états de « rêverie presque inconsciente ». Quelque trois cent
cinquante dessins illustrent sa légende d’artiste dans le musée de la place des
Vosges. Ce que l’on retient surtout d’eux, c’est le tour de force de leur
technique, celle d’un autodidacte qui improvisait sa matière – lavis brossés
au tampon de papier, mixtures de sépia, de fusain, de marc de café, ou de café au lait,
de suie – et qui dégradait ses outils, plumes faussées, allumettes brûlées. Ils
continuent à faire figure de Marginalia en lisière de l’œuvre littéraire,
selon le propre jugement de leur auteur (« Cela m’amuse entre deux
strophes », lettre à Baudelaire, 19 avril 1860), et la réticence qui a fait dire
à un de leurs premiers admirateurs, Théophile Gautier, que Victor Hugo n’a pas
poussé plus loin qu’un « simple délassement » ces exercices en
virtuosité parce qu’il était convaincu que « ce n’est pas trop de tout
un homme pour un art ». Et encore une fois Victor Hugo se considérait comme
« une bête de somme attelée au devoir », c’est-à-dire à la mission
d’un mage devant qui le temps s’abrégeait (lettre à Philippe Burty,
18 avr. 1864). Cependant le cas de Hugo dessinateur-peintre, sculpteur et ébéniste,
aquafortiste même, une fois, pour Juliette Drouet, aux étrennes de 1868, n’est pas
assimilable à celui d’écrivains doués aussi pour les arts du dessin comme
Baudelaire et Valéry, mais qui pourraient souscrire à l’aveu de Goethe:
« J’ai essayé bien des choses, j’ai beaucoup dessiné, gravé sur cuivre,
peint à l’huile, j’ai aussi bien souvent pétri l’argile... dans un seul
art je suis devenu presque un maître: dans l’art d’écriture en
allemand » (Épigrammes de Venise). L’art du dessin n’est pas une annexe
de l’œuvre de Hugo écrivain, ni pure curiosité exploratrice d’un médium
différent de l’écriture.
1. Le prosateur
L’arc oriental
Esthétique
Après la préface de Cromwell (1827), qui s’enracine dans l’espace et le temps
de la Genèse pour déboucher sur la modernité du drame shakespearien, Littérature et
philosophie mêlées (1834) fait le premier bilan d’une période d’activité
littéraire (1819-1834). Le passage du Journal... d’un jeune jacobite de 1819 au
Journal... d’un révolutionnaire de 1830 commande l’anthologie soigneusement
revue et corrigée de ses œuvres critiques, depuis le très ultra Conservateur
littéraire jusqu’au ralliement à un libéralisme que la figure de Napoléon,
prophétisée par Mahomet, relie, comme dans Les Orientales, à toutes les ambiguïtés du
XIXe siècle. Le second volume explicite ainsi, de Voltaire à Mirabeau,
l’ambition inquiète de prendre place parmi les génies prophétiques et maudits, en
un étrange mélange de fantaisie provocatrice et d’humour prudent. La Grèce
apparaît comme la plaque tournante des plus anciennes civilisations et de l’époque
moderne, qu’il s’agisse de Chénier ou de Byron, de Lamartine entre Platon et
Ossian, ou de Walter Scott qu’il faut « enchâsser dans Homère ». La
préface avoue le « But de cette publication », en un texte qui combine
l’examen de conscience et la réflexion théorique pour passer du
« système » à l’« action », d’une appréhension de
l’héritage des Lumières et de la Révolution à la construction d’un siècle
neuf sur le principe de « la substitution des questions sociales aux questions
politiques ». La thèse fondamentale réside dans le passage d’une esthétique
classique (« Une idée n’a jamais qu’une forme, qui lui est
propre ») à une esthétique fondée sur l’étude historique et linguistique du
style (« Rien de plus consubstantiel que l’idée et l’expression de
l’idée »). De là découle la nécessité globale du drame, dans sa pertinence
à l’évolution des genres, à la révolution politique, aux réalités sociales
d’un public qui fait l’art « populaire », bref à la rencontre
exacte d’un génie et du génie de l’époque, en une dynamique critique.
L’impossible roman
C’est pourquoi le roman reste un genre « ironique et railleur », quand il
n’est pas simplement lié aux circonstances de la polémique, sans parler de son
utilité purement alimentaire. Cette époque se caractérise par les plus grandes
hésitations à composer des romans. La rédaction de Han d’Islande (1823) n’a
été achevée que pour faire vivre le poète qui venait de se marier. Notre-Dame de Paris
(1831) a été écrit in extremis sous la menace de poursuites. Bug-Jargal, simple conte
de 1819 pour le pari d’un dîner, prend corps en 1826 à l’occasion assez
financière d’une édition de ses Œuvres complètes. Mais ce malaise du roman
hugolien, qui s’associe chaque fois à une interrogation politique complexe, est à
l’origine de sa vertu critique. Han caricature le roman de la quête chevaleresque en
une Norvège qui hérite de toutes les perversions du roman noir anglo-saxon, Bug
démarque la simplicité du roman sentimental sous la Restauration, se pare des couleurs
de l’exotisme antillais, Notre-Dame bat Walter Scott sur son propre terrain. Cette
rivalité caustique se retrouve à l’intérieur même de chacun de ces romans, qui
devient ainsi un monstre autophage. Le résidu de cette dévoration littéraire,
l’unité qui résulte de ce fourmillement archéologique et de cette fantaisie
débridée, est la superposition d’un destin individuel et d’un grand mouvement
de masse: le noble Ordener et les mineurs révoltés, Bug et les Noirs déchaînés, les
Frollo, Quasimodo et un Gringoire inverse de Hugo devant les truands qui montent à
l’assaut de la cathédrale. On a donc la figure constante d’un mythe double du
génie et du peuple, combinée à une virtuosité romanesque qui repose sur « Ceci
tuera cela » (Notre-Dame de Paris, V, 2): l’imprimerie tuera
l’architecture, l’écriture romanesque démontera la fantaisie, la gratuité et
la féminité du genre, l’exercice de la prose va dire la véritable poésie. À ce
degré de réduction, Le Dernier Jour d’un condamné (1829) et Claude Gueux (1834),
œuvres à peine romanesques du combat contre l’homicide légal, textes de la
prison des lois, des corps et de l’âme, procurent la plus extrême tension de
l’écriture, le monologue intérieur, l’origine de Dostoïevski et de Camus, le
lent tournoiement d’obsessions justiciables de la psychanalyse. Critique puis
autocritique, le roman n’attend plus que la marée lyrique, épique et contemplative
pour devenir Les Misérables, par effacement de ce qui restait d’oriental dans le
Paris du XVe siècle, de « mosquée » dans la cathédrale, de théologie
dogmatique dans l’œuvre.
L’œil écrit
L’expérience personnelle qui alimente et informe cette évolution est certainement
le voyage, dans les souvenirs qu’il laisse et que, de plus en plus, fixe la pratique
épistolaire. Les souvenirs de Bayonne et de Madrid (1811-1812) avec le premier émoi
amoureux, de Dreux (1821) dans l’espoir d’obtenir la femme de sa vie, de Reims
(1825) pour le sacre de Charles X, de Chamonix (1825) avec Nodier en passant chez
Lamartine, de la route de Brest (1834) à la poursuite de Juliette Drouet, avec retour par
la Loire, de Champagne, Normandie, Bretagne et Belgique chaque année de 1835 à 1838 en
compagnie de sa maîtresse attitrée désormais, marquent moins les vacances de la passion
que la détermination progressive d’un espace intérieur de la vision à partir du
regard des « choses vues » qui abolit, dans la netteté même du trait
pittoresque, les risques de l’anecdote faussement réaliste à quoi
l’archéologue, l’historien, le dessinateur, le père de famille, le poète
intimiste n’eussent été que trop enclins. C’est à Montreuil-sur-Mer, lieu
futur des Misérables, qu’il fixe, sur un fond inexplicable de tristesse, le 4
septembre 1837, six ans avant la mort de sa fille, et en songeant à elle, le principe de
l’échelle des êtres et l’espace que forme en se dissolvant au rythme de la mer
l’universelle analogie. S’installe alors une géographie du rêve et de
l’action où les voyages vers l’est, en 1839 et 1840, recomposés pour Le Rhin
(1842), viennent inscrire une politique européenne, dans le mythe d’un Empire où
Charlemagne et Napoléon se tiennent à égale distance du despotisme oriental et du
mercantilisme occidental. Ce qui germe donc, dans ces lettres, nées du choc entre le
saisissement des choses et la discursivité des guides pour touriste, c’est une
figure du destin: géographie et histoire se bloquent mutuellement, le voyage est exil,
l’impossible épopée va faire naître les voix du silence. En 1843, le voyage aux
Pyrénées, retour à l’enfance, produit les textes les plus aigus de notre
littérature descriptive, la métaphysique de la négativité et du renversement y devient
comme naturelle dans sa plénitude. Léopoldine se noie. L’écrivain se tait. Les
occupations politiques et mondaines, le flamboiement de l’amour charnel aussitôt
interdit que trouvé (constat d’adultère de juillet 1845) masquent désormais, pour
dix ans, le lent travail de ressourcement d’une carrière finie l’année même
où la pairie la consacre. C’est en 1845 qu’un Hugo misérable commence à
écrire ce qui ne pourra devenir Les Misérables qu’au travers de l’exil. Babel
est définitivement renversée.
L’arc occidental
L’âme
Entrepris peut-être sans projet bien défini, à une époque de difficultés financières
que le roman pourrait bien une fois de plus pallier, Les Misérables sont abandonnés en
février 1848, moins sans doute à cause de la révolution que parce qu’ils sont au
bord de l’indicible, au point précis de l’aveu de l’inceste. Les discours
de l’orateur politique ne culminent peut-être avec le discours sur la misère
(9 juillet 1849), qui date le ralliement du conservateur à la gauche quasi
républicaine, qu’en fonction d’un creusement de la misère personnelle à quoi
l’exil politique devient indispensable. Quand la rage s’est vidée dans les
Châtiments et dans Napoléon le Petit, l’histoire peut se faire intérieure et
exemplaire avec Les Contemplations. De Bruxelles à Jersey, de Jersey à Guernesey , elle
devient histoire universelle par La Légende des siècles et se transcende même en une
immanence hors des temps (Dieu et La Fin de Satan) qui fait que tout l’Océan est
toute l’âme. Sur son roc anglo-normand, Hugo contemple l’être: il peut
reprendre Les Misérables, mais il lui faut se relire, constituer un corps de Philosophie
(ou « préface philosophique » des Misérables). Cet essai restera inachevé
parce que, le roman une fois publié, c’est William Shakespeare (1864) qui administre
toutes les preuves de Dieu, de l’âme et de la responsabilité au seul niveau qui
importe à Hugo et à ses lecteurs, celui de la littérature, c’est-à-dire de
l’histoire, du génie, de l’action.
Forme du génie
La théorie de base, plus ou moins dissimulée pour des raisons d’opportunité
politique, réside dans la fonction spontanément civilisatrice, voire révolutionnaire,
du beau, parce qu’il n’y a pas d’autre fond à l’œuvre d’art
que sa forme même. Puisque Les Contemplations ont repris en « Mémoires d’une
âme » ce que Littérature et philosophie mêlées présentait en examen de
conscience, le livre majeur de critique peut bien développer, comme d’outre-tombe,
une théorie transcendante de la langue universelle du génie. Les « hommes
océans » habitent la « région des Égaux ». Au-delà d’une
certaine limite, la nature de l’art interdit toute comparaison. Le mouvement de
l’histoire aligne cette galerie de portraits selon l’axe qui passe par Eschyle
et Shakespeare, et que la révolution continue: le blocage de tous les éléments de la
prose est ici parfait dans le mythe qui fait de l’œuvre d’art le modèle
privilégié de toute existence historique et spirituelle, jusqu’à
l’intériorisation du drame par un système de double action en reflet réciproque,
par un jeu de miroirs qui ouvre sur l’ubiquité, sur l’immensité de la
création. D’où le rapport entre « les esprits et les masses »,
« le beau, serviteur du vrai » et, pour finir, « la nature
révolutionnaire » du XIXe siècle, qui est « de se passer
d’ancêtres ». De même qu’on est passé de l’Inde et de la Grèce à
l’Angleterre industrielle autant qu’océanique, en une sorte de tradition
géographique, de même l’héritage historique fonde le droit du siècle à son
indépendance, son devoir d’élaborer une théorie critique inséparable du progrès
des masses et de la révolution: idéologie visionnaire d’un bourgeois républicain
qui embrasse à la fois Jésus-Christ et le drapeau rouge, le William Shakespeare
circonscrit le lieu poétique où naîtront les efforts les plus scientifiques de la
recherche moderne. Cent ans d’historicisme n’ont pu empêcher « que
l’histoire soit à refaire », à la frontière du paysage intérieur et des
échappées sur la nature sociale.
Tempêtes
Les Misérables (1862) répondaient à cette dynamique. Analogue jusque dans sa
composition aux Contemplations, le roman vaut par la manière dont toute une série de
« digressions » déterminent, au contact de la destinée du forçat Jean
Valjean qui subit les épreuves successives de sa régénération, les conditions
critiques du siècle romantique. La réalité, le réalisme poétique, le résidu de tous
les sentimentalismes et du roman-feuilleton, le paternalisme, la morale, tout est employé
pour être nié par un fonctionnement original de l’ironie, qu’on aperçoit
rarement et qui éclate dans les dialogues. De la catastrophe de Waterloo à
l’écrasement de l’insurrection de 1832, le roman dit la négativité du
siècle. De la mort de Fantine au mariage de Cosette, tendrement et cruellement placé au
jour de naissance de l’amour pour Juliette Drouet (16 févr. 1833), Les
Misérables crient l’insuffisance de l’amour. Et les différents personnages
dans lesquels le romancier s’est peint, Marius en tête, sont menacés
d’embourgeoisement stupide quand ils ne consentent pas à mourir pour l’avenir.
Le gamin Gavroche, sur la barricade, meurt peut-être en transmettant la chanson du
progrès, Voltaire et Rousseau, et tous les socialismes, de même que les flambeaux de
l’évêque symbolisent la transmission de la charité. Tout s’évanouit, la
tombe du martyr se recouvre d’herbe. Seul le poète y inscrit, au crayon, sa trace.
C’est ailleurs, dans l’immensité de l’utopie, dans la réduction forcenée
de la fatalité sociale à la fatalité de la nature, en plein océan, qu’il faut
achever tout ce que l’œuvre poétique préparait dans le thème des marins
perdus.
De tous les romans de Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer (1866) sont sans doute le
plus poétique et le plus achevé. Réfection avouée de Notre-Dame de Paris,
autobiographie mythique à peine dissimulée, le roman s’étend en préparations sur
le jeu des deux abîmes, celui de la mer, celui du cœur, jusqu’à la
précipitation de l’intrigue dans le sacrifice suprême, qui est à la fois suicide
de Gilliatt et réintégration du héros, de l’auteur et de l’œuvre
elle-même dans l’espace infini de la création. L’érotisme, la mort, le
travail, la nature même ont été arrachés à leurs déterminations particulières pour
se fondre en une sorte de surnature plus expérimentale que métaphysique. Le roman
sécrète alors comme un prologue géographique et historique sur L’Archipel de la
Manche, où l’« antiquaire » dénote en fait l’ensemble du livre
comme un poème de l’utopie: le pessimisme de la dégradation des rochers, des
mœurs et des hommes, l’entropie de la nature et de l’histoire se renversent
en espoir spirituel. C’est l’aboutissement de toutes les « choses vues «:
la multiplication des détails, l’incision du dessin font paradoxalement se dissoudre
les barrières.
Conquêtes
De Guernesey ou de Serk, par la Belgique, le Luxembourg et la Rhénanie, les voyages, qui
lui font rencontrer de plus en plus d’opposants au régime impérial, décrivent
comme la limite de l’exil. De l’Angleterre à la Suisse, l’espace
occidental de la démocratie guette Paris, cœur de la France, capitale des futurs
États-Unis d’Europe, puisque l’esclavage et la sécession ont éclipsé les
espoirs d’outre-Atlantique. Nous sommes, en 1867, au point où toutes les traditions,
à partir d’une autobiographie enfin assumée, convergent vers la mission
révolutionnaire de Paris (Introduction pour un guide de l’Exposition universelle):
l’avenir oriente le passé, le siècle romantique, commencé dans
l’interrogation sur toutes les légitimités et tous les conflits, proclame, à la
veille de la guerre, la suprématie de la paix à conquérir. La purgation des forces
profondes s’est achevée dans la dilatation de l’espace poétique. Les
fatalités sont mortes: l’histoire devient possible, l’écriture est action.
L’axe historique
Écrits
De part et d’autre de la convulsion politique et sociale (la guerre de 1870 et la
Commune), Hugo s’engage. Pour la paix, pour la démocratie, pour l’amnistie aux
communards, pour une république fondée sur la mystique de l’instruction gratuite,
laïque et obligatoire, trouvant dans une sorte de radicalisme la synthèse pratique de
son paternalisme populaire et de son anarchisme bourgeois. Patriarche, sorte de Noé
vénéré et vilipendé, sénateur de la République comme Sainte-Beuve l’avait été
de l’Empire, il est la figure même de l’histoire. La publication de
l’Histoire d’un crime contre les tentatives de coup d’État de Mac-Mahon
(1877) peut symboliser l’indissolubilité de l’engagement littéraire et
politique et le passage de l’exil au combat. La perfection narrative de ce livre
écrit au lendemain du coup d’État de 1851 provient d’une double urgence: celle
du vaincu qui plaçait sa rage dans le collage objectif des témoignages documentaires,
celle du chef spirituel du parti démocratique qui sent à portée de sa main la victoire
décisive sur la droite et les possibilités à gauche de ne pas être débordé par la
foule. L’impassibilité de cette prose combine la perpétuelle présence du scripteur
et son incessant effacement. Le combattant qui se justifie disparaît au profit d’une
histoire qui n’est plus fatalité du passé, mais nécessité de l’action. Le
juste retour des choses transforme la hantise de l’éternel retour en un texte,
proposé aux masses, mais qui, comme les masses, doit d’abord se lire lui-même: le
drame de l’histoire s’effectue en conscience critique et autocritique.
Réduction du surréel
Le cheminement romanesque obéit, au fil de cette période, à un schéma analogue. De
L’homme qui rit (1869), roman baroque aux prodigieuses inventions apocalyptiques, à
Quatrevingt-Treize (1874), où le rêve ne déborde plus de la réalité qu’il
interprète, on est passé de l’aristocratie à la république, de l’exil
militant au désengagement apparent, du symbolisme initiatique à l’histoire lue
comme texte, écrite comme procès et progrès, de tous les héritages à la mort de la
paternité, de l’empire maritime de Grande-Bretagne au dialogue français de Paris et
de la « Vendée », des exploitations spiritualistes à l’urgence de la
démocratie. Le roman intermédiaire qui avait été prévu, sur la monarchie française
au XVIIIe siècle, n’a pas été écrit, peut-être parce que la « substitution
des questions sociales aux questions politiques » s’est enfin comprise
elle-même, parce que la souveraineté du moi s’est fondée dans une pratique de la
disparition, parce que le XVIIIe siècle n’exerce plus sa fascination. Tout
prend désormais figure pour l’aventure du XXe siècle, et c’est à la veille de
l’attaque qui va mettre fin à sa carrière d’écrivain, en 1878, que Hugo
célèbre en Voltaire un autre lui-même, qui meurt immortel, dans « la transparence
[...] propre aux révolutions » – propre aussi à ce génie de la prose vers
quoi tendait toute son œuvre poétique. Actes et Paroles marque peut-être, sous le
plaidoyer personnel, la disparition du personnage encombrant l’horizon, du mythe
politique, littéraire, social, de l’impérialisme hugolien, au bénéfice de cette
« prose du monde » qui ouvre le champ de toute la modernité.
2. Le poète
« Toute la lyre »
En 1888, Paul Meurice intitulait deux volumes de poèmes posthumes de Hugo Toute la lyre.
C’est sous ce titre qu’on peut traiter des débuts de Victor Hugo et de la
première partie de sa carrière.
Arraché aux Feuillantines et à sa mère par ordre paternel (ses parents sont séparés),
Victor s’ennuie à la pension Cordier et, de 1815 à 1818, y remplit de vers trois
cahiers. Beaucoup de pièces dans le goût de L’Almanach des Muses, des charades, des
énigmes, des épigrammes, des fables. Des traductions du latin, aussi, de Virgile en
particulier. En 1816, Victor Marie, en même temps que son frère Eugène, son rival en
poésie, écrit une épopée en trois chants, Le Déluge, dont le merveilleux chrétien
avoue l’influence du Génie du christianisme. Elle se mêle aux leçons de Virgile et
s’accommode de la domination de Voltaire: comme sa mère, Victor est
« royaliste voltairien », et, après que « Le Bonheur que procure
l’étude dans toutes les situations de la vie », son premier poème publié,
lui a valu, en 1817, l’« encouragement » de l’Académie française,
les poèmes académiques et satiriques de 1819 font de cette année celle du
« royalisme voltairien ». Le chef-d’œuvre en est assurément le
poème du Télégraphe, qui raille les libéraux et les ministériels, avec une verve, un
esprit, une bonne humeur qui font songer à Voltaire plus qu’à Joseph de Maistre.
Mais déjà se multiplient les odes vengeresses où la lamentation sur l’hydre de
l’anarchie se mêle à la prophétie du malheur. Rappelons encore qu’en plus de
la poésie lyrique, de l’épopée et de la satire l’adolescent s’est
exercé au théâtre et au roman, et, à lui seul, ou presque, assure, quinze mois durant,
la rédaction d’une revue, Le Conservateur littéraire. Toute la lyre en vérité!
Le 8 juin 1822 paraît en librairie le premier livre de Victor Hugo, sous le titre
d’Odes et poésies diverses. Le recueil ira s’enrichissant et se diversifiant
jusqu’à l’édition dernière de 1828. Qu’il déplore la mort du duc de
Berry ou célèbre le sacre de Charles X, Victor Hugo est le poète du royalisme
ultra. Mais, du début à la fin, il mêle à ses odes politiques les odes
« rêveuses » où il dit ses souffrances de fiancé séparé, sa joie et sa
fierté d’époux qui se juge comblé. La poésie royaliste l’entraîne, en
outre, à prendre l’attitude du prophète jetant l’anathème sur son temps; en
appelant du tribunal des hommes à celui de Dieu, il cultive le genre de la vision comme
dans l’ode qui porte ce titre et qui, dans un décor miltonien, fait condamner par
Jéhovah le siècle coupable de Voltaire et de Robespierre. Genre, attitude que Hugo
pratique avec une sincérité plus entière dans les odes écrites en 1823: alors, à
l’influence de Chateaubriand succède celle de Lamennais; on devine une première
« crise mystique », qui l’autorise à s’écrier dans Action de
grâces: « Mon esprit de Patmos connut le saint délire. » Les prophètes et
l’Apocalypse au service d’une cause politique, c’est déjà, dans un parti
opposé, le prélude aux Châtiments, cependant que l’inspiration cosmique et
visionnaire, çà et là, à travers la forme vieillie, annonce Les Contemplations. En
1826, aux Odes s’ajoutent des Ballades: Moyen Âge, « mythologie » à la
Nodier, avec des sylphes et des lutins, acrobaties rythmiques et verbales, c’est le
temps de la fantaisie. Au début de 1829, Les Orientales achèvent de faire de Hugo le
maître des deux domaines romantiques, l’Orient et le Moyen Âge, de la poésie
pittoresque et de l’« école de l’art ». Le recueil, cependant, est
plus mystérieux qu’on ne croirait: livre souvent nocturne que la lune éclaire
davantage que le soleil, livre voluptueux et cruel... À vingt-sept ans, Hugo a parcouru
tout l’espace poétique, essayé toutes ses voix.
La voix du poète
Dans Les Feuilles d’automne (1831), Les Chants du crépuscule (1835), Les Voix
intérieures (1837), Les Rayons et les Ombres (1840), une poésie très humaine,
quotidienne, si l’on peut dire, réaliste même, étend son domaine. Les confidences
très réservées sur une lassitude de vivre et un remords: mésentente conjugale,
soupçons à l’encontre d’un Sainte-Beuve qui fut, sans doute, l’amant
d’Adèle Hugo; sur le renouveau apporté par l’amour: Juliette Drouet, en 1833;
rien sur la jalousie qui ravagea le couple, ce semble, au moins l’année suivante,
partage qu’il faut comprendre entre la maîtresse et l’épouse; sur la famille:
le père et la mère réconciliés dans la mort, le frère fou qui eut du génie et dont
l’exil dans la folie et la mort ont peut-être acheté le droit redoutable de Victor
à devenir le Poète, les enfants, enfin, que le cercle de famille applaudit, comme on
sait, et dont l’un, la fille préférée, Léopoldine, rachète, par sa pureté, le
père souillé par le péché de vivre (« La Prière pour tous ») – ces
confidences sans indiscrétion, sans éclat, se mêlent à l’histoire,
s’entourent du monde entier, nature et humanité, s’ouvrent à l’invisible
selon « La Pente de la rêverie «: dans ce poème de mai 1830, un homme à sa
fenêtre rêve, regarde, écoute des enfants jouer; or la pente de cette rêverie des plus
ordinaires descend la « spirale » « profonde » d’une tour de
Babel renversée et intérieure où la vision de l’histoire, jusqu’au fond des
temps, débouche sur l’abîme vide de l’« ineffable », de
l’« invisible », de l’« éternité ». Plus tard, la
poésie hugolienne tiendra l’intenable gageure de traduire en langage cette
expérience de l’être même comme infinité, comme évanouissement hors de toute
forme et de toute limite. Dès Les Feuilles d’automne, une poésie modeste investit
l’univers et jusqu’à sa béance...
Depuis l’ode « À la colonne de la place Vendôme », en 1827, Hugo
s’est détaché du royalisme maternel, et, retrouvant son père, s’est mis, dès
Les Orientales, à célébrer Napoléon. Il est libéral. La révolution de juillet 1830
le trouve attentif, ouvert, réservé. Dans Les Chants du crépuscule, il apparaît comme
un modéré soucieux de progrès et de mesure, sensible à un nescio quid divini
qu’il perçoit dans le peuple, mais redoutant les révolutions et suggérant que la
source terrible et tarissable en pourrait être la misère... Il en est, en 1835, au
moment du doute; Les Chants du crépuscule établissent cette seule certitude « que
nous avons le doute en nous ». Puis, dans les deux recueils suivants, la sérénité
l’emporte.
Cette conquête d’une sagesse – « Sagesse » est le titre du dernier
poème des Rayons et les Ombres – s’accompagne d’une définition de la
nature et de la fonction du poète. « Qui parle? » C’est, dirait-on, la
question qui court à travers ces quatre recueils. La pièce initiale des Feuilles
d’automne définit le poète comme un « écho sonore «: modestie, puisque la
voix du poète est composée des voix des autres et de tout le reste, mais grandeur, car
cet écho est « au centre de tout... ». Et, dans un des derniers poèmes, le
poète est devenu Pan, l’homme à la tête cosmique, la voix même de la totalité.
Le « Prélude » des Chants du crépuscule fait encore du poète l’écho
– « triste et calme « – de son temps; or ce temps incertain ne fait
entendre que des bruits. Tout parle, mais l’humanité hurle ou dispute et la nature
bégaie. De ces bruits, le poète fait des voix. Voix intérieures et, derechef, la
préface du troisième recueil définit le poète comme un « écho intime et
secret »; cette voix intérieure s’ajoute à celles de la nature et de
l’humanité, pour en faire la triple voix de la poésie; la source est modeste et
cachée, mais la poésie est « inépuisable » comme Dieu, et la voix du poète
s’oppose aux bruits puissants et mensongers, elle les domine, elle se fait
conseillère des rois et des peuples. Le personnage d’Olympio fait ici son apparition
– façon de parler de soi et, plus encore, façon de parler à soi, dialectique entre
le Moi et le Je. Les Rayons et les Ombres proclament alors l’ambition d’une
poésie de la totalité et représentent l’assomption dans la sérénité de
l’univers qui se constituait dès Les Feuilles d’automne. Ayant placé sa voix
– au centre –, laissant parler à travers elle les voix
contradictoires de la totalité, le poète, docile et puissant, impose aux voix multiples
l’harmonie. Ici s’achève une aventure complète, celle d’un Orphée
modeste, mais qui est Pan, celle d’un poète qui dit Je, mais qui, pour mieux parler,
a aussi recours au personnage d’Olympio.
La poésie totale
Tout pouvait fort bien s’achever là, et, de fait, treize années séparent Les
Rayons et les Ombres du prochain recueil poétique de Hugo, les Châtiments. Or c’est
là la singularité de Hugo: ces deux carrières, cette seconde naissance.
Elle se prépare par la mort, celle de Léopoldine, noyée dans la Seine, à Villequier,
le 4 septembre 1843. Dès juin 1844, l’inspiration avait jailli, mais c’était
pour célébrer, dans des pièces radieuses et triomphales, la joie de vivre auprès de
Léonie Biard. On sait que Hugo se fit surprendre en flagrant délit d’adultère avec
sa blonde maîtresse, le 5 juillet 1845, alors qu’il avait été nommé pair de
France en avril, et un peu avant qu’il ne commence son roman des Misères. Puis,
après la mort de la fille de Juliette, Claire Pradier, l’inspiration, derechef,
jaillit. Réussite, scandale, sensualité, mort, le temps de la seconde naissance
approche, annoncé par cette année 1846 où, en plus de six poèmes des Pauca meae, Hugo
écrit deux « petites épopées » et médite sur la Bible. Mais il faut une
autre épreuve encore, une autre forme de mort. Avec la révolution de 1848,
l’évolution politique de Hugo se précipite en 1849 et l’amène dans les rangs
des républicains et auprès de la barricade où Baudin est tué, le 3 décembre 1851; il
tente de susciter la résistance au coup d’État de Louis-Napoléon et, le 11
décembre au soir, sous le déguisement et l’identité de Lanvin, ouvrier typographe,
il prend le train pour Bruxelles; en août 1852, il s’installe à Jersey. C’est
l’exil.
Le grand combat
La première œuvre qui naît, dans le dernier trimestre de 1852, les Châtiments,
parus fin novembre 1853, révèle cette seconde naissance à laquelle on doit le plus
grand Hugo. Deux fois, Hugo a été visé au cœur: la mort de sa fille fait du père
un demi-fantôme, un être dont la vie se fonde sur la mort, en qui la mort est comme
l’instance suprême à quoi rapporter et le vain souci de vivre et le devoir et la
joie même de vivre; l’exil, mort civique, fait du proscrit un demi-fantôme, mort
scandaleuse qui est l’humiliation du Juste par le Parjure, du poète au verbe divin
par l’Homme à la parole mensongère. À quoi les Châtiments répliquent en
érigeant un Ego Hugo immense; le temps est passé d’Olympio; Hugo dit Je,
maintenant, parce que ce Je contient tous les autres. Retrouvant ses attitudes du temps
des Odes royalistes, il est redevenu le prophète, armé de la « parole qui
tue », participant à la puissance divine et de taille cosmique. La voix du poète
ne se compose plus seulement des voix multiples dont elle dégage l’harmonie, elle
est la loi même du monde, exprimant son devenir, prédisant et jugeant. À un tel poète
répond une œuvre-univers et les Châtiments construisent l’univers que Les
Contemplations, les épopées, Les Misérables et le William Shakespeare décriront plus
complètement. Marche de la nuit « Nox » à la lumière « Lux »,
du nadir « L’Égout de Rome » au zénith, à l’espace ouvert
d’un univers tout entier traversé par les rayons de l’étoile
« Stella », cependant que l’Océan, force du mal, est, en même temps,
capable de refléter les cieux; cet univers en souffrance et en progrès est parcouru par
un verbe poétique qui intègre toutes les formes (de la chanson à une petite épopée
comme L’Expiation) et requiert tous les tons, de la prophétie extatique au grotesque
caricatural, avec un accent propre à ce recueil et au 18-Brumaire de Louis Bonaparte,
celui de la farce tragique, d’une épopée du sang et du vin, de la boue et de
l’étoile.
La « grande pyramide »
Quand paraissent les Châtiments, voici deux mois que Hugo, sa famille et ses amis
interrogent les esprits par le moyen des « tables mouvantes ». Expérience
très singulière qui, par la rencontre d’un grand poète avec un médium
exceptionnel, Charles Hugo, le fils de Victor, nous a valu des textes en prose et en vers
qui sont parmi les plus puissants dans la littérature onirique. Les esprits apprennent
peu au poète et le confirment plutôt dans ses idées et dans la conviction de sa
mission. Il s’agit de poursuivre le combat des Châtiments en enseignant une religion
nouvelle qui donne à la démocratie progressiste son plein accomplissement: le progrès
ici-bas s’intègre au mouvement même de la création qui, séparée du créateur,
s’en rapproche par une ascension lumineuse infinie. C’est ce que signifie La Fin
de Satan, commencée au début de 1854, reprise et complétée en 1859-1860, abandonnée
et restée inachevée. L’histoire est ouverte par la chute de l’archange
révolté, se poursuit dans la fatalité, sous la forme de la guerre (Nemrod), du gibet
(la crucifixion de Jésus), de la prison (la Bastille); Lilith-Isis, fille de Satan,
déesse de l’ombre, préside à cette histoire, jusqu’au jour où, le 14 juillet
1789, l’autre fille de Satan, l’ange Liberté, née d’une plume de
l’archange Lucifer et du regard de Dieu, la dissout dans sa lumière; l’histoire
tend alors vers son achèvement, par la réconciliation de Satan avec Dieu. Intégrée
dans l’histoire d’un homme écrivant les Mémoires de son âme, l’histoire
devient Les Contemplations, somme hugolienne, dont la pièce la plus ancienne remonte à
1834, qui s’enracine dans l’époque des Rayons et les Ombres, et s’est
constituée en 1846, puis en 1854 et 1855. Ce livre, qu’il faut lire « comme on
lirait le livre d’un mort », tout étant consommé, met en place le moi, le
monde et Dieu. Avec lui, Hugo, comme il l’a dit, avait bâti sa « grande
pyramide ». Au centre, un tombeau, la mort et la morte, l’absence omniprésente
qui fonde la poésie comme langage du moi absolu (le Mage) et de l’autre absolu (la
Morte ou la mort ou Dieu). Six livres qui, de « L’Aurore » au
« Bord de l’infini », miment l’être dans sa totalité – et
aussi sa transcendance à lui-même, ce vide aspirant où s’engouffre la poésie et
qui est la présence absente de Dieu.
La récapitulation de l’amour
Cette présence absente, cette immanence de la transcendance, Hugo tente la gageure de
l’égaler par le langage – et c’est l’épopée de Dieu. En 1855,
l’année des « Mages », poème de Dieu forcé par l’esprit humain,
du viol de l’Inconnu, de l’éventrement du Sphinx, Hugo écrit la seconde partie
de son épopée, « Solitudines coeli «: à travers un espace que franchit son vol
ascensionnel, le Voyant pourchasse Dieu de religions en religions; la chasse se
terminerait par la mort, si elle pouvait s’achever. L’année suivante, cependant
qu’en avril paraissent Les Contemplations, Hugo écrit la première partie de son
épopée, « Le Seuil du gouffre ». Au vol et à l’audace succèdent le
piétinement et l’interdiction; le monstre Esprit humain est l’être du Milieu
et l’Infini lui est révélé seulement comme absence. L’espace devient alors le
lieu indéfini où des Voix répètent cette impossibilité de saisir l’Absolu. Cela
pourrait durer toujours et, de fait, l’épopée reste béante, inachevée, mal
délimitée. Dans cet ensemble pullulant prend naissance, dans l’été de 1856 sans
doute, l’étrange poème de L’Âne, complété en 1857, achevé en 1858, publié
longtemps après; le baudet Patience discute avec Kant des limites de la connaissance
humaine; son épopée est celle de l’Humanité, vue et jugée par la Bête. Avec le
poème de « La Révolution », qui a fourni plus tard « Le Livre
épique » des Quatre Vents de l’esprit, et les deux grands poèmes qui le
complètent, « Le Verso de la page », morcelé ensuite, reconstitué naguère
par P. Albouy, et « La Pitié suprême », méditation sur la violence
dans l’histoire, les derniers mois de 1857 et les premiers mois de 1858 assurent le
passage de l’épopée de Dieu à l’épopée de l’Homme.
À partir du dernier trimestre de 1858, Hugo s’enfonce dans La Légende des siècles,
qui paraît le 26 septembre 1859, épopée de l’humanité qui s’achève par ce
commencement immense que serait la fin de l’histoire. Après avoir été la voix de
l’indicible, la voix du poète atteint ici à sa plénitude, avec le chant du
« Satyre », ce Prométhée-Orphée, qui est Pan. Puis, des Contemplations, où
le moi et le tout s’accordent, à Dieu, où la voix se perd dans le vide de la
transcendance ou la monotonie de l’immanence, et à La Légende, où la voix se
récupère dans l’écho de l’histoire, on revient à la voix du moi avec Les
Chansons des rues et des bois. Fruit de deux étés, celui de 1859, celui de 1865, et de
l’automne chaleureux d’une vie, ce livre des amours gaillardes fit scandale
– tout en ravissant les amateurs d’art et de poésie artiste. Hugo y
raconte une jeunesse joyeuse, qui ne fut pas la sienne, mais où il transfère les amours
de sa maturité, récupérant la sagesse prématurée (et un peu rechignée) de sa
jeunesse réelle en une sagesse fondée, maintenant, sur la vie et l’amour:
« Jeunesse » et « Sagesse » riment dans ce recueil, qui est ainsi
l’histoire exemplaire d’une vie, l’épopée de l’humanité vue du
côté des femmes, et un livre politique: la liberté de l’amour (de la sensualité)
renvoie à l’immensité qui est source de la vie et qui est égalité: Vénus et
Goton, le sage et le fou, le très petit et le très grand, s’équivalent dans
l’immensité. L’immensité fonde ainsi la Liberté et l’Égalité et, bien
sûr, la Fraternité. Du même coup, ce livre d’octosyllabes joyeux récapitule et
achève la tentative de poésie totale qui a occupé ces années de l’exil.
Les derniers échos
Le 26 mai 1870, Hugo annonce à Paul Meurice qu’il a « une œuvre prête à
être lancée à la mer », Les Quatre Vents de l’esprit, c’est-à-dire un
recueil composé de poèmes écrits depuis longtemps, en particulier pendant les fécondes
années 1854-1857. Le temps vient de l’accommodation des restes. L’événement,
pourtant, va donner lieu à une œuvre fort originale, L’Année terrible (1872).
Le siège de Paris, la Commune inspirent cette poésie au jour le jour, où le mythe
romantique de l’Allemagne – et d’une Europe rêvée au temps du Rhin et des
Burgraves – est abandonné, au profit du mythe de Paris, qui culmine ici. Un autre
mythe encore se dessine, création du poète et du public, mythe de Victor Hugo –
avec son képi de garde national épique et portant des joujoux à ses petits-enfants,
grand-père de tout un peuple. Le mythe traverse les poèmes « Entre géants et
dieux », écrits en 1875 et publiés dans la seconde série de La Légende des
siècles: ces Titans démocrates sont autant de figures de Victor Hugo. Et le 12 mai 1877
paraît L’Art d’être grand-père, achèvement génial du mythe Victor Hugo.
Construit sur l’antithèse de l’enfant et du vieillard, du très faible et du
très fort, qui s’accordent et se rejoignent, le recueil dresse la stature géante du
grand-père du siècle, tandis que la religion des métempsycoses, qui s’était
exprimée jadis par La Bouche d’ombre, inspire maintenant le très étonnant
« Poème du Jardin des plantes », méditation sur les âmes captives dans
l’animalité.
En un ultime moment créateur, en 18771878, Hugo écrit plusieurs pièces du
« Groupe des idylles », qui prendra place dans la série complémentaire de La
Légende des siècles, et publie Le Pape – rêve (invraisemblable) d’un vicaire
du Christ selon le Christ. Mais, le 28 juin 1878, une congestion cérébrale a raison de
ses facultés créatrices. Il va, cependant, continuer à publier, donnant l’illusion
d’une activité productrice intacte; en fait, les œuvres qui paraissent alors
ont été écrites bien longtemps auparavant. La Pitié suprême, en 1879, est mise au
jour au moment même où, le 28 février, Hugo prononce au Sénat un discours pour
l’amnistie aux communards. Religions et Religion, qui combine avec une rédaction de
1870 des textes écrits en 1856, au moment des Voix du seuil, puis, la même année 1880,
L’Âne (rédigé entre 1856 et 1858), réaffirment la double hostilité du vieil
homme au catholicisme et à l’athéisme, qui se répand parmi les républicains. Les
Quatre Vents de l’esprit, l’année suivante, la dernière série de La Légende
des siècles en 1883, assurent en plein symbolisme une présence massive du romantisme
– du « vrai », celui des années 1850, des années de Baudelaire et du
Hugo de l’exil.
Après les funérailles nationales du 1er juin 1885 commence une vie posthume fondée
sur une contradiction qui ira s’aggravant entre la grande figure dont on célèbre le
culte national et républicain, et le poète qu’on méconnaît de plus en plus –
jusqu’à ce qu’après Claudel et le surréalisme on soit, enfin, plus à même
d’apprécier, de recevoir la poésie du livre VI des Contemplations, de La Fin
de Satan, de Dieu. Redécouverte en cours, qui s’accompagne de la publication des
derniers inédits, fragments divers de la Boîte aux lettres, des Épîtres, de
l’énorme manuscrit de Dieu, complétant les publications dues à Paul Meurice de
Toute la lyre, des Années funestes, de La Dernière Gerbe, recueils, au demeurant,
factices et que Jean Massin a préféré disperser tout au long de sa vaste édition
chronologique. Ainsi ni l’érudition n’en a fini avec Hugo, ni la critique, trop
longtemps en retard devant cette œuvre trop forte.
3. Le dramaturge
Théorie et pratique: « Cromwell »
Dès 1825, les jeunes romantiques rêvent de s’emparer du théâtre, d’en
renouveler les structures sclérosées, l’inspiration tarie. Projets singulièrement
stimulés par la venue à Paris des comédiens anglais jouant Shakespeare. En 1826-1827,
Hugo apporte avec son Cromwell et la préface qui le précède, ou plutôt qui le suit, le
manifeste de la liberté au théâtre – une liberté non pas abstraite, mais réglée
par trois éléments essentiels: l’utilisation et le respect de l’histoire
éclairant à la fois le passé et la réalité contemporaine; la grandeur poétique
(rigueur du style, et usage du vers, machine à éloigner les philistins); enfin le
grotesque, image mystifiée mais vivante de la réalité populaire introduite au cœur
du drame.
Le drame lui-même de Cromwell, œuvre géante de six mille vers, répond assez
fidèlement à une telle vue, mélange de grandeur, de vue exhaustive de l’histoire,
de présence populaire dans les personnages et dans le grotesque (chansons des fous,
facéties burlesques de Rochester, dérision de la puissance). D’une part
l’œuvre – théorie et pratique – apparaissait comme capable de
renouveler le théâtre et de faire sauter les verrous de la vieille tragédie.
D’autre part elle posait le problème de l’action politique et de la
possibilité pour le grand homme de prendre en main, après une révolution, les destins
d’un monde complexe et décadent.
Le théâtre joué
La bataille d’« Hernani »
La victoire ne se remporte que sur le terrain; Cromwell, trop vaste, ne pouvait être ni
joué ni réduit. En 1830, le succès discuté d’Hernani permet à Hugo de défendre
sa propre formule du drame romantique: drame de l’être double cherchant dans les
luttes de l’histoire et les vicissitudes de l’amour, non seulement son
identité, mais l’impossible réconciliation d’un moi déchiré (bandit-grand
seigneur; mauvais roi-bon empereur). La vigueur provocante du style, l’audace des
situations, la grandeur paradoxale des personnages, l’amour impossible, la présence
permanente de la mort ravirent une jeunesse qui voyait dans l’œuvre, outre
l’exaltation napoléonienne du grand homme et le mépris libéral des rois
(« Crois-tu que les rois à moi me sont sacrés? »), l’étendard enfin
brandi de la liberté dans l’art et ce mélange diffus d’espérance et de
nostalgie qui précéda la révolution de 1830. La bataille d’Hernani, bien plus
idéologique et littéraire que proprement littéraire, si elle se joue au niveau du
public prend peut-être toute son acuité dans les démêlés de l’auteur avec ses
comédiens. Toute victoire littéraire ne pouvait être, dans les conditions commerciales
qui étaient celles du théâtre à l’époque, qu’une demi-victoire. Après
Hernani, Hugo change de troupe et quitte la Comédie-Française; c’est à la
Porte-Saint-Martin, théâtre « populaire », moins conformiste, qu’il
confie en 1831 Marion de Lorme, interdite par la censure de la Restauration en 1829 et
libérée par le nouveau régime. Mais les grands acteurs du mélodrame, un Bocage, une
Dorval, ne parviennent pas à arracher un vrai succès.
À la recherche d’un public
Hugo, parfaitement conscient des problèmes du théâtre, surtout après la révolution de
1830 et l’échec presque immédiat de ses espérances, s’efforce alors non
seulement de trouver un public, mais de le créer un, à la fois bourgeois et populaire;
la formation de ce public serait une double tâche, littéraire et politique. Pendant
l’été 1832, Hugo écrit presque simultanément deux pièces pour tenter de
conquérir à la fois l’« élite » à la Comédie-Française et le public
populaire de la Porte-Saint-Martin. La première, Le roi s’amuse, dont le héros est
un grotesque, essuie au Théâtre-Français un échec retentissant: interdite par le
pouvoir dès le lendemain, elle ne sera reprise que cinquante ans plus tard. La seconde,
Lucrèce Borgia, inaugure la série de ces « grands mélodrames romantiques en
prose » où Antonin Artaud voyait du vrai théâtre. Ce drame de l’amour
incestueux et de la culpabilité fatale, dont le dernier acte est un
chef-d’œuvre de construction poétique et de violence hallucinatoire, eut un
succès immense sinon durable. Le drame en prose suivant, toujours à la
Porte-Saint-Martin, Marie Tudor (1833), est peut-être la meilleure pièce de Hugo; ce
drame historique plus âprement sévère, transposition de la révolution de 1830,
dérouta les spectateurs par sa complexité. Hugo déçu tente à nouveau sa chance au
Théâtre-Français: Angelo (1835), œuvre de compromis d’où il se voit
contraint d’éliminer presque totalement le grotesque et l’histoire,
merveilleusement joué, ne rencontrera pas trop de résistances.
Le théâtre de la Renaissance
Pourquoi ne pas essayer de créer une scène nouvelle qui serait celle du drame
romantique? Avec Alexandre Dumas et grâce à l’amitié du duc d’Orléans, Hugo
y parvient: c’est le théâtre de la Renaissance, pour l’inauguration duquel
(nov. 1838) il écrit la plus célèbre sinon la meilleure de ses pièces, Ruy Blas, dont
le mérite est à la fois de poser les problèmes politiques de l’agonie d’une
monarchie, et de remettre à la scène un vigoureux personnage grotesque, César de Bazan.
Mais le théâtre de la Renaissance, récupéré par le vaudeville, cesse bientôt de
pouvoir abriter le drame.
Les étapes du silence
Après Ruy Blas, il tente d’écrire Les Jumeaux qu’il laisse inachevés (1839).
Est-ce là renonciation au théâtre? Après trois ans de silence, il revient à la scène
avec une formule toute nouvelle, sa grande trilogie épique des Burgraves (1842), nommée
« trilogie » non parce qu’elle est divisée en trois parties, mais parce
que la dimension temporelle unit étroitement au conflit présent la tragédie passée et
la rédemption future. Le mal individuel et le mal historique – symbolisés comme
souvent chez Hugo par le fratricide – trouvent leur rachat dans la résurrection de
l’empereur Barberousse. Perspective historique et perspective individuelle et
familiale se rejoignent dans un drame dont le gigantisme statique et les
« invraisemblances » barbares rebutèrent un public passablement superficiel.
L’échec des Burgraves s’ajoute pour Hugo à cette rupture qu’est la mort
de sa fille (1843): il n’a plus envie ou plus besoin de croiser le fer avec des
interprètes qui le refusent, avec un public qui ne répond pas. La verve dramatique
cherche ailleurs son exutoire.
Grandeur et limites du drame
Le drame romantique de Hugo a toujours été mal accueilli; même les reprises des années
1870-1875, compensant les interdictions de l’Empire, obtiennent plus facilement
l’adhésion du public que les suffrages des doctes. Plus près de nous encore, son
théâtre, malgré d’admirables représentations (celles de Marie Tudor avec Maria
Casarès et de Ruy Blas avec Gérard Philipe au Théâtre national populaire, celles de
Lucrèce Borgia au Vieux-Colombier, et, à la télévision, Les Burgraves et surtout
l’étonnante Marie Tudor d’Abel Gance), il est encore de bon ton de tenir ces
œuvres pour médiocres ou désuètes. Il semble que le théâtre de Hugo, justement
par ce qu’il représente de particulier et peut-être de nouveau, réclame de ne pas
être jugé suivant des normes classiques.
Le héros
Les mobiles des héros de Hugo s’éclairent à la lumière des approches freudiennes,
de la « psychologie des profondeurs » pour qui désir incestueux et instinct
de mort n’appartiennent pas à la seule mythologie. D’autre part, la
« psychologie » de ses personnages ne réside pas dans leurs passions ou dans
la conscience qu’ils en prennent, elle est diffuse dans le monde, dans leurs rapports
avec le monde. Ils sont représentés comme pris dans le tissu d’événements qui les
dépassent et dont ils attendent le sens de leur existence. Incapables de saisir leur
propre unité, ce sont des individualités fracturées, des êtres que la fatalité
historique a fait doubles; tout le drame se lit dans l’effort admirable et vain
qu’ils font pour ressaisir une unité qui leur échappe; la fatalité historique
redouble et conditionne leur fatalité intérieure: tels Hernani, Lucrèce Borgia,
Triboulet, Ruy Blas. De là leur caractère à la fois moral et monstrueux, la
« double postulation » dont ils sont le lieu et qui permet à ces drames
d’échapper au manichéisme du mélo.
L’histoire
La nouveauté du théâtre de Hugo est de mettre l’accent sur le concret, sur le
rapport de l’individu et de l’histoire, de rendre au spectacle sa violence
tragique et mortelle, de mettre en question l’ensemble de la scène bourgeoise du
XIXe siècle par l’introduction de lieux et de personnages de cour des miracles et
par l’emploi provocant du grotesque. Par son goût du concret, de la couleur
puissante, il rend au théâtre son statut de spectacle signifiant, aidé en cela par les
admirables décors de Pierre Ciceri; il joue des prestiges de l’objet, non seulement
comme vêtement historique, mais comme relais symbolique des grandes lois du monde; sur ce
point, il est l’ancêtre de Brecht.
Limites
Cependant le théâtre de Hugo souffre de son inadéquation à son public: parfois le
poète force le ton pour emporter l’adhésion, pour faire passer une invraisemblable
et décisive vérité intérieure ou historique. Et surtout le rôle étrange dévolu chez
lui à la parole, dévaluant entièrement le discours toujours inefficace et inadéquat à
l’action, lui donne l’aspect déconcertant d’une parole vaine, d’une
raison vouée au néant. En un sens, par-dessus un siècle de théâtre bourgeois, des
deux Dumas à Jean Anouilh, il y a chez Hugo le pressentiment parfois maladroit d’un
théâtre « autre », et – si contradictoire que cela paraisse –
d’un Brecht par la volonté d’éclairer l’histoire, d’un Artaud par le
sens de la cruauté, par une profondeur située au-dessous, en dehors, à côté de la
rationalité du langage.
« Le Théâtre en liberté »
Hugo écrit non des centaines, mais des milliers de fragments dramatiques où se déploie
toute une fantaisie à l’état naissant, tout un théâtre en miettes, un
anti-théâtre essentiellement orienté vers le comique. Projets véritables d’une
œuvre rêvée, ou simples étoiles filantes, ces fragments figurent une sorte
d’immense commedia à personnages reparaissants, comme la comédie balzacienne,
seigneurs, valets, filous, clochards, ingénues, grandes dames et courtisanes: Maglia le
bohème, l’homme-Protée, les ducs et les gueux (Goulatromba, Gaboardo), Zubiri la
coquette, Tituti l’étudiant. Ils contestent le mariage, la propriété,
l’Académie; ils justifient le vol et l’adultère; ils chantent les instincts,
la liberté, le plaisir, l’ivrognerie, le bonheur de manger quand on a faim.
Simples répliques ou tirades construites, ils annoncent Le Théâtre en liberté, dont
les premières saynètes datent de 1854 (Le Suicide, La Forêt mouillée), avant de
s’épanouir dans ces chefs-d’œuvre que sont Les Deux Trouvailles de Gallus
(1869), tragi-comédie de l’amour absolu, et Mangeront-ils? (1867), merveilleuse
fantaisie où le voleur Aïrolo fait pièce au Roi, le contraignant non seulement à
lâcher les pauvres amoureux, ses victimes, mais même à abdiquer. La broderie baroque du
langage, la virtuosité du vers ne simplifient pas la mise en scène de ces comédies qui
furent pourtant jouées. À côté, deux tentatives de pièces populaires, la très courte
saynète L’Intervention, et le curieux mélodrame « contestataire »,
Mille Francs de récompense (1866), dont le héros Glapieu consolide sardoniquement les
colonnes de la morale bourgeoise. Peut-être est-ce dans ce théâtre de l’exil,
écrit loin de toute scène concrète, qu’il faut chercher le plus pur de
l’inspiration dramatique du poète.
Enfin, il écrit son dernier drame, le plus puissant, le plus touffu, rassemblant
l’essentiel de ses préoccupations: Torquemada (1869).
4. Le dessinateur
On estime aux alentours de trois mille (en tenant compte des œuvres perdues mais
connues par des reproductions ou des références et en comptant séparément celles qui
appartiennent à des recueils, carnets, albums, etc.) le nombre des dessins de toutes
dimensions et de toutes techniques laissés par Victor Hugo, nombre considérable pour un
homme qui avait, comme il le rappelait lui-même, « autre chose à faire ».
Conservés, pour plus des deux tiers, à Paris, à la Bibliothèque nationale, à laquelle
Hugo légua « tout ce qui sera trouvé écrit ou dessiné par moi », et à la
Maison de Victor Hugo, ils se répartissent entre des vues de paysages et de monuments,
dont un grand nombre de notes de voyages, une masse de croquis d’inspiration comique
ou grotesque, qui ne sont pas tous à proprement parler des « caricatures »,
et des travaux plus délicats à situer parmi les catégories artistiques du temps, qui
semblent surtout relever de l’expérimentation technique sans être pour autant vides
de sens: taches d’encre plus ou moins reprises, découpages souvent utilisés comme
pochoirs, empreintes de tissus ou d’éléments naturels, et toutes sortes de caprices
graphiques. Ces pratiques alors peu orthodoxes, tout au moins chez les peintres de
profession, sont également utilisées dans des dessins de facture plus traditionnelle, au
lavis d’encre parfois relevé de fusain, de gouache ou d’aquarelle. Beaucoup
d’autres sont simplement à la plume ou au crayon.
Le tout forme un œuvre assez homogène, qui commence vers 1825 (mis à part les
dessins d’enfant) par des pages au graphisme un peu grêle, et met une vingtaine
d’années à trouver son répertoire et son style. Proche de l’imagerie
romantique par le goût du pittoresque et la recherche d’effets dramatiques, il la
dépasse par son dynamisme, sa liberté de moyens et un sentiment du mystère d’une
profondeur exceptionnelle. Pendant trente ans, à partir de 1845 environ, ces traits
dominants subsistent sans grands changements, tandis que la production se poursuit à un
rythme irrégulier, se faisant parfois plus intense dans les pauses de l’écriture
(1850), gagnant en fluidité à Jersey et à Guernesey, devant le spectacle du ciel et de
l’océan, renouant dans les années 1860 avec la veine pittoresque et satirique des
débuts, et s’épuisant, comme la production littéraire, après 1875-1877.
Œuvres d’un écrivain célèbre, les dessins de Hugo ne tardèrent pas à
susciter la curiosité, et, dès 1852, Théophile Gautier déclarait: « Victor Hugo,
s’il n’était pas poète, serait un peintre de premier ordre. » Gautier
parle aussi de « cauchemar » au sujet d’un grand dessin de 1850, tandis
que, sept ans plus tard, Baudelaire oppose à la platitude de la peinture contemporaine de
paysage « la magnifique imagination qui coule dans les dessins de Victor Hugo, comme
le mystère dans le ciel ». De Huysmans à Claudel et à Breton, de Van Gogh à
André Masson, de Gustave Geffroy à Henri Focillon et à Gaëtan Picon, cette
prédominance du fantastique, le trouble qu’elle inspire au spectateur ont été
fréquemment soulignés par des écrivains et des peintres doués d’une personnalité
forte. Mais d’autres, plus conservateurs, soumettent les dessins de Hugo aux vieux
critères académiques, soit pour déplorer leur caractère irréfléchi et leur manque de
maîtrise technique (« il faut des journées de travail et de réflexion »
pour transformer un lavis « peut-être inspiré » en « tableau digne de
ce nom », observe André Lhote dans son Traité du paysage), soit au contraire pour
promouvoir leur auteur au rang de « véritable artiste ». Il s’agit en
somme de normaliser des créations passablement aberrantes. Ce point de vue transparaît
longtemps dans le choix des exemples retenus pour la reproduction, qui élimine les
dessins les plus déconcertants (quand on ne va pas jusqu’à les
« corriger »), et dans la recherche obstinée de rapports d’illustration
entre textes et dessins.
« Mes dessins sont un peu sauvages »
C’est faire peu de cas de l’opinion maintes fois exprimée par Hugo, qui montre
et offre volontiers certains dessins à ses intimes, les encadre, les accroche sur ses
propres murs, se dit « tout heureux et très fier » des lignes flatteuses de
Baudelaire à leur sujet, les lègue enfin à la Bibliothèque nationale, mais s’est
toujours défendu de toute incursion sur le terrain des « vrais » peintres et
a résisté autant qu’il a pu aux admirateurs indiscrets qui allaient, non sans
malice, jusqu’à préférer ses dessins à ses livres. Il entend ainsi parer à des
opérations de diversion préjudiciables à son œuvre littéraire, mais il manifeste
surtout la conscience qu’il a de la singularité de ses dessins. Les tours faussement
désinvoltes qu’il emploie pour les désigner – « quelques espèces
d’essais de dessins... », « ces choses qu’on s’obstine à
appeler mes dessins... », « ces traits de plume quelconques, jetés plus ou
moins maladroitement sur le papier... », « mes barbouillages... »,
« ce machin... » – disent bien sa perplexité devant des productions dont
le vocabulaire et les concepts contemporains pouvaient difficilement rendre compte. Il
s’y essaie néanmoins quand il écrit à Philippe Burty: « mes dessins [...]
sont un peu sauvages », ou quand il parle des « heures de rêverie presque
inconsciente » où il se laisse aller à dessiner: instants d’abandon –
Gautier parle de « délassement » – où la main, libérée des cadres de
la pensée comme des normes et des contraintes qui sont le lot du peintre ordinaire, joue
avec les matériaux et laisse parler l’indicible. Sous leur air de modestie, ces
indications expliquent fort bien l’audace des dessins de Hugo, que l’auteur
évitait prudemment de confronter au conformisme contemporain, et aussi leur charge
émotionnelle et leur pouvoir de révélation, celui d’une « écriture
automatique » où les désirs et les failles de l’être transparaissent à
l’abri de la censure. De fait, si beaucoup d’entre eux s’intègrent sans
heurt à l’art de leur temps, beaucoup d’autres restent déroutants et ne sont
devenus « lisibles » qu’à partir des révolutions esthétiques du
XXe siècle, en particulier le surréalisme et l’art informel.
« Sauvages », ces dessins le sont à la manière dont l’œuvre
d’un Picasso le sera (toute proportion gardée) un demi-siècle plus tard, non par
grâce de nature mais par rupture avec le code esthétique dominant. Hugo a appris à
dessiner pendant ses études secondaires, notamment d’après des recueils de
modèles, et possédait une bonne formation en matière de géométrie et d’optique.
De rares portraits, quelques compositions reposant sur un effet de perspective
illusionniste et la totalité des dessins de voyage montrent d’ailleurs qu’il
était capable de dessiner « correctement ». C’est donc de façon
délibérée qu’il écarte ce savoir scolaire au profit de techniques empiriques et
aléatoires, où l’imagination s’affranchit des recettes du métier, de la
réflexion, bref de la « maîtrise ». Quant à sa culture artistique,
renforcée par ses relations d’amitié avec des peintres comme Louis Boulanger et
Célestin Nanteuil, elle a pu laisser des traces dans ses dessins, mais seules quelques
œuvres « en marge », avec lesquelles il se sentait en accord intime
– surtout chez des graveurs: Rembrandt, Piranèse, Goya, sans doute Meryon –,
l’ont affecté en profondeur. Il connaissait également des formes d’expression
alors tenues pour mineures, comme les dessins de nonsense de Grandville, voire ignorées
ou méprisées comme les dessins d’enfants et les graffiti, et il en a fait son
profit, tout comme de certaines pratiques d’amateurs, notamment les découpages et
les taches d’encre. Il y avait là une effervescence de trouvailles naïves ou
provocantes, d’autant plus aiguës qu’elles semblaient sans conséquence, et
qui, pourtant, entraient en concurrence avec l’art savant, y compris celui des grands
peintres romantiques, nourris de culture classique et attachés aux procédures
traditionnelles.
La métamorphose et le jeu du sens
C’est donc sous le signe de l’écart et du jeu qu’il convient de
considérer l’œuvre graphique de Hugo dans ses manifestations originales. Écart
par rapport aux formes « majeures » de l’art et à leurs disciplines et
conventions; jeu du corps et de l’imagination agissant librement sur les matériaux
ou se laissant « agir » par eux, jeu interne des structures formelles et
sémantiques, dont l’irrationnel et le mouvant forment le terrain privilégié. Tout
est expansion et métamorphose; le dynamisme et l’inachèvement des formes, le
flottement ou la circulation du sens disent la dilatation continue de la conscience et de
l’univers travaillés par l’infini. C’est en ce sens global, et donc
au-delà des rapports d’illustration proprement dits, souvent plausibles mais presque
toujours insaisissables, que la démarche du dessinateur s’accorde à celle de
l’écrivain.
Devant ce phénomène de diffusion et d’interaction généralisées, les distinctions
couramment admises perdent beaucoup de leur pertinence. Le réel et l’imaginaire, les
notions correspondantes d’observation et d’invention cessent de s’exclure,
jusque dans des pages réputées « d’après nature » et dont
l’objectivité semble garantie par des indications précises de date et de lieu.
Beaucoup d’entre elles n’ont été exécutées que de mémoire, à partir de
notes sur le motif. L’exemple le plus éloquent est sans doute la fameuse vue du Rhin
datée et localisée « 27 7bre 1840. La Tour des rats », dont on sait par un
document qu’elle a toutes chances de se situer sept ans plus tard. À l’inverse,
une vue de ville médiévale qu’on avait toujours tenue pour purement imaginaire
porte l’inscription suivante, longtemps cachée par l’encadrement:
« Cologne. Vu le 27 août 1865, 7 h du soir. » On ignore si Hugo
l’a dessinée telle quelle au jour et à l’heure indiqués, mais il est certain
qu’une « chose vue » bien concrète se trouve à son origine.
Les autres dessins de paysages et de motifs architecturaux, qu’ils passent pour être
imaginaires ou d’après nature, se répartissent entre ces cas limites selon leur
degré de fidélité au « réel », et le terme de « souvenir » que
Hugo leur accole parfois est un guide incertain pour l’identification de leurs
sources. Ainsi un seul et même motif, inspiré par une chapelle en ruine reconnaissable
dans une photographie de Jersey, apparaît tour à tour dans quatre dessins avec des
indications de lieux bien différents: un croquis (inédit) au crayon, apparemment pris
sur le motif et annoté « 5 h 1/4 – 3 7bre – l’Hermitage »;
deux lavis « fantastiques », l’un daté du même jour que le premier,
quoique probablement postérieur, l’autre de « 1855 » seulement, mais
également intitulé par Hugo « l’Hermitage (Jersey) »; un troisième,
enfin, ne spécifiant ni lieu ni date, mais portant sur le cadre l’inscription
suivante: « Souvenir de Suisse. Vedette de Guillaume Tell près
d’Altorf » (un site vu par Hugo en 1839). Les souvenirs bien distincts de
Suisse et de Jersey ont donc fusionné dans un signe unique, malgré l’origine
clairement identifiable de celui-ci. « L’Hermitage » a d’ailleurs
fait l’objet d’un découpage (et même de deux, sans variante notable mais de
format différent), que Hugo a utilisé comme pochoir, opérant à partir de cette sorte
de matrice un jeu complexe de variations et d’enchaînements. Le procédé, courant
dans ses dessins à partir des années 1850, permet d’entrevoir toute une circulation
d’impressions, d’idées, de souvenirs, de fantasmes (et l’on sent bien ce
que ces termes d’origine rationaliste ont d’inadéquat) sans doute en partie
inconsciente et qui doit largement nous échapper.
De façon générale, et mis à part les vues d’après nature, parfois dessinées
après coup mais dont les précisions de lieu sont rarement inexactes, les indications
fournies par Hugo sur la signification de ses dessins, notamment sous forme de titre ou de
légende, ne font souvent qu’indiquer une direction assez vague. Elles sont
d’ailleurs peu nombreuses, de même que les rapprochements explicites entre des
dessins et des textes susceptibles d’en fixer le sens. Le seul exemple d’une
certaine ampleur est le manuscrit des Travailleurs de la mer (1865-1866). Hugo y a
inséré une trentaine de dessins, dont quelques-uns seulement furent exécutés dans
cette intention. L’emplacement de chaque pièce à proximité d’un passage du
texte suggère une interprétation possible, mais bien des cas restent ambigus, et, le
plus souvent, l’image, mise en regard d’une « scène » déterminée,
tend à s’émanciper de la trame narrative pour rayonner largement.
Ce glissement ininterrompu du détail à l’ensemble, ce mouvement général vers
l’effacement des limites et la solidarité des formes, affecte à la fois le rapport
texte/image et la technique même des dessins. Toutes les ressources élaborées par Hugo
pour échapper à la figuration rationnelle, bornée et « composée », sont
simultanément mises en œuvre. Les hachures à la plume et les traînées de lavis
brouillent les contours; les corps flottent, les plans ondulent; les vues plongeantes
écrasent la perspective, abolissent la hiérarchie conventionnelle du
« sujet » et du « fond ». Presque partout, la tache, la coulée
d’encre, sans limite, sans haut ni bas, principe d’un espace obscur et mouvant,
modèle décliné par l’ombre, l’océan, les rochers, les nuages, les ruines de
vieilles villes, les méandres de la pieuvre... Le manuscrit des Travailleurs de la mer,
spécimen accompli de l’art de Hugo dessinateur, parcourt ainsi toutes les modalités
du jeu des formes, inséparables du jeu du sens, participant à cette quête intuitive du
tout qui est la plus haute ambition hugolienne et dont les « proses
philosophiques » de la même époque formulent la théorie.
Formes ouvertes à l’action du hasard et aux projections de la rêverie, les taches
d’encre retravaillées ont pour équivalent dans l’ordre linéaire des
improvisations fantastiques, concentrées pour la plupart dans des carnets de 1856-1857,
silhouettes dentelées, griffonnées arbitrairement, puis complétées par
l’adjonction de quelques détails plus intelligibles. La grande masse des
« caricatures » entretient un rapport moins aléatoire avec le réel, bien
qu’elle concerne rarement des modèles précis, mais il est évident que la
fantaisie, le plaisir de l’invention y précèdent souvent l’intention
satirique. Celle-ci n’intervient qu’après coup, généralement sous forme de
légende, avec un mélange libérateur de virulence et de verve dont la bêtise et
l’autorité sous toutes leurs formes font les frais. Le sens intervient donc a
posteriori, tout au moins le sens explicite, car le concours aventureux du geste et du
matériau qui paraît y préluder est sans doute moins aveugle qu’on ne
l’imagine.
« Ces griffonnages sont pour l’intimité et l’indulgence des amis tout
proches. » Hugo délimite ainsi l’espace intime dans lequel son activité de
dessinateur s’exerce loin du public et des circuits professionnels: un champ de
recherche, ou plus exactement d’incitation aux découvertes, où l’artiste
essaie de renoncer à son statut de « sujet » souverain. De là tant de
secrets et de souvenirs, tant de « thèmes » imaginaires, à la fois
transparents et obscurs, qui s’offrent et se dérobent au commentaire. « Une
parole clandestine », selon la formule d’Anne Ubersfeld, s’y dit
« dans la contrainte, comme si ce qu’elle véhicule ne pouvait se faire
entendre que par bribes ». « Faire entendre » la « parole »
des profondeurs a sans doute été l’un des principaux moteurs de cette vaste
création graphique. L’ombre dans laquelle Hugo chercha toujours à la maintenir
suggère que cette fonction ne lui était pas inconnue.
Pierre Albouy, Pierre Georgel, Jacques Seebacher, Anne Ubserfeld, Philippe Verdier
in Encyclopaedia Universalis
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